Histoire d’Audierne par Amédée Guiard
Comme notre capitale, Audierne ne s’est pas fait en un jour. L’évocation historique de l’évolution du port du Cap-Sizun à travers les âges nécessiterait à coup sûr un ouvrage conséquent, mais nous nous limiterons ici à quelques pages. Laissez vagabonder votre imagination car elle est ici indispensable ! Depuis notre aïeul contemporain de « l’homo Menez-Dreganus », surveillant depuis l’entrée de sa grotte l’éléphant et le rhinocéros sur la plaine aujourd’hui recouverte par la baie d’Audierne, jusqu’au négociant-armateur qui fit la fortune de notre port de l’ère moderne, que de chemin parcouru !
Sous la plume alerte d’Amédée GUIARD, voici défiler en un flash-back saisissant les milliers de générations de Capistes qui nous ont précédés.
Paul CORNEC
PETIT HISTORIQUE DU PORT D’AUDIERNE
En l’état actuel de nos connaissances, c’est sans doute faire preuve de beaucoup d’optimisme que d’espérer retracer en quelques lignes un historique, même abrégé, de notre port d’Audierne. Nous nous proposons pourtant de présenter ici le déroulement chronologique de son évolution, à la lumière de faits historiques définitivement acquis, sous la forme d’une succession de brefs tableaux.
1er TABLEAU
Il faut tout d’abord mettre en exergue les fouilles de la grotte de Menez-Dregan en Plouhinec, qu’un effondrement de la voûte a miraculeusement préservée des visiteurs et de l’érosion marine.
La découverte de silex dans les forages pétrolifères opérés sur le talus continental permet de situer à cinquante kilomètres environ au Sud l’origine des pierres et des éclats de silex trouvés dans la grotte : les chasseurs qui y vivaient parcouraient donc la vallée exondée du Goyen pour se rendre sur ce rivage lointain, afin d’y récolter les rognons de silex dont ils tiraient armes et outils, flèches et grattoirs.
Occupée dès 460000 ans AC –les dernières datations en font foi- cette grotte, par sa localisation, permet d’imaginer qu’en ces temps reculés notre port n’existe pas encore, sinon sous la forme d’une flaque d’eau traversée par un ruisseau, au pied de falaises abruptes de 50 mètres, ruisseau qui rejoint la mer quelques cinquante kilomètres plus au Sud.
Le climat oscille alors entre celui de la toundra et celui de la steppe, favorisant seulement les activités liées à la chasse. C’est à peu de chose près le climat que nous connaissons actuellement.
2ème TABLEAU
Entre 14 000 et 11 000 ans AC, la fonte des glaciers est extrêmement rapide et le niveau de la mer remonte de 100 m (Encycl. Univers. T 15/130). Les conditions sont désormais réunies pour que le port puisse exister.
3ème TABLEAU
Entre 4000 et 1800, le paysage se hérisse de menhirs et de daolmen. A Audierne, le quartier du Roz Kriben tout particulièrement, comme le site de la Torche en Plomeur, ou encore celui de Barnenez en Plouézoch, est occupé par un grand tumulus que Le Chatelier a visité vers 1890 : 5 grands daolmens recouverts de pierre et de terre occupent le plateau. Hélas – mais aussi heureusement – il n’en reste pour seule trace qu’un rapport manuscrit assorti d’un plan. On peut également découvrir alentour de nombreux mégalithes : Pors Poulhan ou Goulien par exemple.
La présence d’hommes assez nombreux pour déplacer ces lourdes pierres est ainsi attestée. Dès lors, on peut donc supposer une activité de pêche, en particulier celle des coquillages. Les poissons de l’estuaire étaient capturés au moyen de « gords », sortes de pièges constitués de pieux plantés dans le lit du fleuve. Une activité ‘’maritime’’ apparaît alors (revue Pen Ar Bed) : des rochers assez élevés du rivage, sans dépasser le niveau moyen des marées, sont creusés d’une petite cupule à leur sommet. L’eau de mer qui y reste s’évapore au soleil et le sel qui s’y dépose est chaque jour recueilli. Mais on ne peut encore parler de port réellement structuré.
4ème TABLEAU
De l’époque gauloise, les vestiges d’un petit village subsistent à St Jean en Plouhinec et en face, côté Audierne, une pointe sur la rivière porte toujours le nom gaulois, puis breton, de Beg an Truc : la pointe du bac, ou du gué.
5ème TABLEAU
– Tout d’abord une villa luxueuse à Kervenennec : piscine, vide-ordures, chauffage par le sol et les murs (hypocauste), plafond peint bleu-ciel, semé de coquilles de tellines et vernis. De là, le chef romain pouvait apercevoir la rivière, le chenal et la rade.
– Puis en bas, sur la butte de Sougainsou, un point d’appui défensif formé de trois rangs de tranchées protégées de talus et de fossés, encore repérables aujourd’hui.
– Enfin, juste en face, dissimulé derrière un coude de la rivière, le village de Saint Jean.
Le passage d’une rive à l’autre se faisait sur un radier de pierres plates –les « truc »- car à l’époque le niveau de l’eau s’établissait quelques huit mètres plus bas. Ceci signifie que notre port, qui existait sûrement, ne faisait tout au plus que la moitié de sa contenance actuelle.
A noter également à Trouguer, à la Pointe du Van, une villa romaine, la plus grande dit-on de tout l’Ouest, incendiée au XIII è siècle. En dehors des soubassements des murs il ne subsiste aucun vestige (Archives de Rennes).
Comme aux époques antérieures, nos ancêtres vivaient alors, sans aucun doute, de cultures, de chasse et de pêche : dans le dépotoir de la villa de Kervenennec, on a relevé 10 kg de coquilles d’huîtres, sans compter le reste…
De cette époque, deux vestiges particuliers sont à noter, bien qu’ils ne soient pas directement situés sur le port d’Audierne : dans la falaise qui borde la plage des Trépassés en son extrémité nord, on peut toujours remarquer le mur de petit appareil d’une cuve à garum. On peut en voir de semblables en bas des Plomarc’h à Douarnenez. Là, 29 cuves ont révélé leur secret : des arêtes de petites sardines de 4 cm et du sel. En quelques semaines on puisait ici une mixture analogue au Nuoc-Mam que l’on suppose avoir servi à la consommation des légions de César.
D’où provenait le sel utilisé là en grandes quantités ? Réponse à Mesperleuc, où l’on a retrouvé les vestiges d’un four à sel : l’eau de mer contenue dans des augets d’argile était évaporée sur un foyer.
Le procédé avait été apporté par les Grecs à Gibraltar et s’était répandu le long des côtes. Il reste à expliquer l’origine des petites sardines. A cette époque le port d’Audierne et les annexes nichées dans les abris des falaises du Cap ne sont certainement plus une utopie.
6ème TABLEAU
Au Haut Moyen-age débarquent les Bretons d’ Angleterre : en témoignent encore les « plou » et les « tre » si nombreux de nos toponymes actuels.
Au XI e siècle, la tempête normande passée, un terme nouveau se répand en Bretagne : le « Ker » ou « Kar » venus du Gallois « Kaer », la forteresse. Il désigne une petite agglomération. A la même époque, un prénom féminin fait un véritable succès : Audierne (primitivement Hodierna). En l’an 1050, la première abbesse de Locmaria porte le nom d’ Hodiern.
« Kaer Hodiern » apparaît par écrit à Esquibien en 1294. Désormais le « Treff an Goezien » du VII è siècle affronte la nouvelle appellation « Audierne ».
C’est là le signe d’une certaine mésentente entre agriculteurs de la paroisse mère d’Esquibien et tréviens tenants de la vie et de l’activité portuaire.
En 1410, Dom Morice écrit « Enquête faite sur les chartes de coutume ou d’imposition du port de Goezian que d’aucuns appellent Odierne ».
Et parmi ces derniers on relève avec surprise dans l’Atlas du Vénitien Pétrus Vesconte ‘’Odierna’’ – 1321 – et sur une carte hollandaise de 1580 ‘’Odjern’’.
Les voyageurs étrangers semblent ignorer le terme « Goazien ».
La Révolution mettra un terme aux difficultés en 1793 en séparant Audierne de sa mère, Esquibien, comme Tréboul de Poullan ou bien d’autres trêves encore de leur paroisse-mère.
7ème TABLEAU
« Les rouliers des mers, 14e et 15e siècles »
Au 14e siècle, c’est le triomphe de la pêche côtière : congres, sardines, juliennes, merlans, harengs et surtout merlus. Ceux-ci sont vendus frais au voisinage et la conservation se fait par le salage, le séchage, et le fumage. La morue semble apparaître seulement dans la seconde moitié du 15e. Le sel utilisé provient maintenant des marais de Guérande et de Bourgneuf. Il est obtenu par évaporation naturelle. Les gros cristaux fondent moins vite, de sorte qu’il est préféré au sel gemme continental. Autre avantage, les salines ne supportent ni impôts ni taxes.
La navigation dans le port et ses accès est délicate même avec le secours des pilotes locaux car les bancs de sable sont instables. Le chenal de marée montante diffère souvent de celui de la descendante.
« Les bateaux bretons aux flancs rebondis sont adaptés à l’échouage bi-quotidien et n’offrent qu’un tonnage assez faible oscillant entre 30 et 40 tonneaux (1,44 m3 ou 900 l). »
A la fin du 15e siècle, la caravelle (la « carvelle » comme on dit alors) forme moderne de la nef, équipe la flotte commerciale et la flottille de pêche. Jaugeant de 40 à 100 tonneaux elle embarque de 15 à 30 hommes d’équipage.
« Les capitaux des armateurs proviennent de la proche région. »
Au 14e siècle, les bateaux ne s’aventurent pas au-delà des Pays-Bas au Nord, et de la Galice au Sud (SK T II)A l’aller, le sel occupe la majeure partie des cargaisons (64 % en 1430), tandis qu’au retour arrivent textiles et céréales, et surtout le vin.
Dès le début du 15e siècle, les destinations sont plus lointaines : à l’export toujours le sel, le vin de Bordeaux, les toiles, les céréales, et au retour vins, résines, fer de Bilbao, fruits, draps d’ Angleterre, vieux métaux, meubles, chandelles !
Les nations voisines affrètent les navires bretons pour assurer leurs propres transports. Un quasi- monopole breton commence : on relève à Arnemuiden aux Pays-Bas, en 1499 80 % de navires bretons (180 unités) et en 1521 ceux-ci (426 bateaux) représentent 74 % des entrées.
« De La Rochelle à Madère, à l’Andalousie, en Méditerranée, les marins de Penmarc’h, d’Audierne et en général des ports de Cornouaille sont les plus nombreux ». On peut mesurer ici à quel degré les milieuxmaritimes bretons ont contribué au développement économique de l’Europe occidentale tout en assurant l’enrichissement de leur propre région : on les nommait alors « les rouliers des mers ».
Avant de quitter le 15e siècle, il faut citer un fait passé inaperçu, bien que peut-être décisif : l’an 1484, le roi d’une grande nation maritime engage comme amiral de sa flotte militaro-commerciale un corsaire que le roi de France a banni pour avoir ravagé la ville de Bristol. Il s’agit de Jean de Coatanlem, engagé par Jean II du Portugal. Noter que 1484 n’est pas loin de 1492, et que Colomb réside alors à Lisbonne…
8ème TABLEAU
Le premier trafic maritime triangulaire
En 1533/34, à Arnemuiden, avant-port d’Anvers, on dénombre toujours 815 navires bretons sur 995 entrées, soit 81 % ! Prédominance écrasante confirmée !
Comme pour justifier ces lignes, une dalle funéraire a été retrouvée en 1969 à l’ Hôtel de Ville de Sluys avant-port de Bruges, puis offerte au musée de Rennes. Elle porte cette inscription :
ICI repose IVO QUERLOUC’H
BRITO DE HODIERNA
DEO GRATIAS MORT EN 1532
« Lorsqu ‘en 1497 John Cabot revient du Canada, rapportant qu’à Terre-neuve la mer fourmille de morues qu’on peut prendre au filet, ou même simplement dans des paniers lestés d’une pierre, une véritable fièvre s’empare du littoral entre 1510 et 1540 : rapidement 50 à 60 ports arment pour Terre-neuve dont les premiers et les plus nombreux sont les ports bretons.
En 1536, on note 90 bateaux à Audierne et 1400 marins dans le Cap-Sizun. Tandis que Skol Vreizh relève entre autres sur la carte de Terre-neuve, Grouais, Bréhat, Cap-Breton, il nous semble préférable de noter l’île d’Audierne, la baie des Trépassés et la Pointe du Raz. Chauvinisme bien excusable !
Il apparaît donc que, assez tôt, pour baptiser ces lieux nouveaux, des Capistes se sont rendus à Terre-Neuve. Peu de vestiges hors les pierres tombales illisibles d’un cimetière.
Il y a mieux fort heureusement : en 1662, l’ Amirauté de Saint Malo tente de discipliner l’occupation temporaire de ‘’l’île d’Audierne’’ : « Le havre d’Audierne et ses gallags pourra contenir 100 bateaux…etc… »
Très vite, l’idée de génie des Bretons sera de combiner cette nouvelle ressource avec la desserte habituelle des côtes occidentales d’Europe.
Partie d’Audierne ou des ports voisins en février, une caravelle armée d’une vingtaine d’hommes, chargée de sel, de bois de feu, pont encombré d’annexes (genre doris), cingle vers Terre-Neuve. Elle est suivie d’un transporteur de personnel, la sacque, portant 100 hommes qui seront débarqués sur l’île. Là ils remettent en état le matériel de fumage, les caques (tonnelets de 33 X 33 cm), les bâtiments à terre. A bord de la caravelle on pêche et l’on sale. Pêche terminée, la caravelle charge les tonnelets pleins et la sacque ramène le personnel à Audierne.
La caravelle elle-même fait route vers la Méditerranée, où en dépit des brigands barbaresques, on procède à lavente du poisson sur les deux rives, tant pour le carême que pour le ramadan. Les cales vides sont à nouveau remplies de produits locaux : alun de Civita Vecchia, utilisé partout pour le mordançage des tissus, marbre de Carrare, tissus précieux, fruits d’ Andalousie, vins du Portugal, etc…
Une fois les cales pleines, on double la Bretagne filant vers les ports de la Manche, de la Mer du Nord et de la Baltique où l’on revend les produits de la Méditerranée. Point terminal : Riga. Là on charge du bois d’œuvre et l’argent amassé est déposé dans une banque hollandaise qui le rapatrie par voie de terre en toute sécurité. Un mois pour le radoub, et c’est parti pour un nouveau tour ! Qui dit mieux ?
Le voyage dure 11 mois. L’opération rapporte 100 F pour 1 F de mise ! Du moins ce premier commerce triangulaire-ci n’avait lui rien de scandaleux ni de déshonorant…
L’enrichissement de la région du Cap est patent : une grande partie des monuments, églises, maisons de maîtresde barque, des armateurs, des négociants date de cette période que nous venons d’évoquer : « Il se voit à présent, dit un mémoire de 1638, que le dit bourg de Treffgoazien, à présent dit Audierne, est rendu l’un des bons bourgs et havres de la province, et y est bâti nombre de belles maisons, les unes au fief de Lézurec, les autres au fief de Kermabon, autres au fief de Lestialla et du Ménez, en sorte que chacun a fait du fief à sa façon. » Ces fiefs s’alignent le long des falaises d’Audierne, et chacun dispose de son propre bout de quai.
Hélas ! Le même sort qui frappe aujourd’hui nos pêcheurs va frapper les caravelles. Les Hollandais construisent en série un bateau plus important, le flibot, de 200 à 300 tonneaux, qui rentabilise encore davantage le trafic de Terre-Neuve. Il faut aux bretons revenir à une activité à laquelle ils sont bien adaptés : le cabotage avec échouage, ou bien se résoudre à ne fréquenter que les ports en eau profonde que sont Saint Malo et Nantes.
On voit comment, parti de rien, le port s’est développé pour atteindre en quelques siècles son plus grand développement, et cela par la volonté et la participation de l’ensemble des Capistes, l’esprit d’initiative et d’invention de tout, le courage ! Extraordinaire : c’est la communauté avant l’heure ! C’est aussi l’époque où la Bretagne aide puissamment chaque année le Roi de France à renflouer ses finances ! On devine dans ces circonstances un des motifs –et non le moindre- du fastueux mariage d’Anne…
Amédée GUIARD
Pour en savoir plus :
Documents : Archives de la Marine et du Finistère.
- « Le Finistère de la préhistoire à nos jours » Ed. Bordessoules.
- « Histoire de Bretagne » d’Ouest-France et de Skol Vreizh.
- « Histoire économique de l’Etat de Bretagne ».
- Conférence de R. Le Prohon sur l’âge d’or de la Bretagne à l’UTL de Douarnenez le 20/2/86.