Le couvent des Capucins
Par Paul CORNEC
Depuis la Révolution, rares furent les occasions où la population du Cap-Sizun put renouer avec ce haut-lieu de la spiritualité que fut, pendant des générations, le couvent des Capucins d’Audierne, aujourd’hui en grande partie ruiné. Par la volonté de ses propriétaires actuels, il est désormais possible de découvrir chaque année, à l’occasion de la journée nationale du petit patrimoine, ce que cachent ces hauts murs d’où émergent seulement les lourdes frondaisons des chênes verts et la croix de la terrasse surplombant la rive du Goyen.
Ce couvent est ici symbolique à plus d’un titre : il est d’abord le témoin du profond mouvement de restauration religieuse qui marqua la Bretagne au 17e siècle. Il constitue aussi la concrétisation dans la pierre de l’âge d’or du Cap-Sizun, et singulièrement de l’essor maritime du port d’Audierne. Enfin, à l’heure révolutionnaire, il fut étroitement associé à l’actualité politique locale et demeure le lieu historique de la création de la commune d’Audierne.
En ces temps de puissance séculière de Rome, les moines se soucient plus des intérêts de leur abbaye que des intérêts généraux de l’ Eglise et de la société. Au début du 17e siècle, cette décadence se manifeste aussi dans les ordres mendiants où la discipline s’était singulièrement relâchée à la faveur des troubles civils.
Un profond mouvement de rénovation religieuse va se manifester en Bretagne : la réévangélisation du peuple est principalement réalisée au moyen de missions, et Audierne bénéficie de la visite des deux missionnaires les plus originaux que la Bretagne ait comptés, Michel Le Nobletz en 1617 et Julien Maunoir en 1643 et 1669.
Dans les congrégations, ce renouveau provoque la réforme des anciens monastères mais aussi de nombreuses fondations : sept couvent de Capucins vont successivement voir le jour dans les grandes villes de l’actuel Finistère.
Audierne fait alors partie de celles-là et vit son âge d’or. Notre port est un des plus célèbres de la province et arme au début du 17e siècle une flotte de plus de deux cents bateaux qui rayonne dans tous les ports d’Europe. De grandes familles de capitaines audiernais – les Porlodec, Kérillis-Calloch, Delécluse, Berriet – y prospèrent et remplacent les anciennes masures par de belles maisons. Le roulage fait la fortune des entreprenants : on exporte à la tonne céréales et poissons séchés, et nos quais animés s’encombrent au retour des vins et eaux-de-vie de Bordeaux, des sucres et cafés des Amériques via Nantes, du bois, du goudron et de la résine de Bayonne, du fer d’Espagne…
Mais Audierne demeure une trêve d’Esquibien, une vassale en quelque sorte de sa paroisse-mère. La fondation d’un couvent lui donnerait un « statut », la hausserait au rang auquel sa prospérité nouvelle lui permet désormais de prétendre. Ce désir de reconnaissance politique se concrétise par un lobbying pressant pour l’installation des Capucins. Ceci nous est objectivement révélé par les termes de la lettre qu’adresseront, quelque cent trente années plus tard, les quatre derniers Capucins aux abois, menacés par les lois révolutionnaires : « …vos respectables ancêtres ont demandé avec insistance les pères capucins pour le bien général du païs et le salut de leur âme… »
Un homme providentiel va permettre la réalisation de ce souhait : le couvent va voir le jour en 1657, grâce à Vincent d’Audierne qui fait donation du fonds de la communauté. Ce fils du manoir de Lézurec en Primelin, alors novice au couvent de Quimper, est le rejeton d’une très ancienne et puissante famille autochtone, les du Ménez, surnommés « Roys du Cap ». La naissance du couvent d’Audierne est ainsi symptomatique à plus d’un titre : de tous les ordres mendiants, les Capucins furent de loin le plus dynamique et les vocations qui alimentèrent les couvents, qui en assurèrent par leurs dons et fondations l’essentiel du financement, sont largement issues des classes privilégiées et singulièrement de la noblesse.
A en juger par l’étendue – près de quatre hectares ! – et la beauté de l’enclos conventuel d’Audierne, les du Ménez surent se montrer à la hauteur de leur fortune. Il faut l’imaginer sans nulle construction parasite alentour, dominant à la fois le port et son chenal d’accès : la vue est panoramique depuis la vallée du Goyen et les lointains de Pont-Croix, en passant par les hauteurs de Plouhinec. Site admirable pour bâtir le couvent et son enclos ! Les Audiernais, qui appréciaient déjà ce belvédère naturel avant l’édification du couvent, continueront à s’y rendre d’autant plus volontiers maintenant. Le glacis qui s’étend devant le couvent devient le lieu obligé des grandes manifestations : les processions s’y déroulent, les feux de joie y sont dressés, les parades militaires s’y tiennent.
Placé sous le patronage de Saint-Nicolas dont la statue accueille aujourd’hui encore le visiteur à l’entrée de l’allée d’honneur, le couvent acquerra rapidement une notoriété au-delà des limites de la paroisse. Pendant plus d’un siècle, l’oeuvre majeure de la quinzaine de religieux qui priaient et travaillaient ici fut sans conteste l’éducation, à vocation naturellement maritime et hydrographique. Des générations de jeunes Capistes furent formés dans ces lieux aux techniques de leur futur métier sur les vaisseaux du roi, de la marchande ou sur les barques de pêche. Malgré la disparition des archives du couvent, l’enseignement et la pédagogie des Capucins nous ont été précisément transmis grâce aux cahiers scolaires de plusieurs élèves, et en particulier ceux, datés de 1725, « faits par la main et la plume de Bernard Le Priol, demeurant au village de Kerallouen, en la paroisse de Primellen ».
En 1795, Cambry rapporte que les mille cinq cents volumes que rassemblait la fameuse bibliothèque du couvent étaient « les seuls moyens d’instruction du district ». Le bâtiment qui abritait cette bibliothèque forme l’aile « au couchant du cloître », encore habitée aujourd’hui et parfaitement entretenue.
Au cours du 18e siècle, les ordres monastiques tombent en défaveur, et l’établissement est presque vide lorsqu’ éclate la Révolution, qui va précipiter leur fin. Le dernier père-gardien, Michel-Ange de Rostrenen, aura l’ultime satisfaction de voir son couvent retenu avec celui de Roscoff pour regrouper les religieux de l’ Ordre, conformément aux lois révolutionnaires. C’est lui aussi qui autorisera la tenue des premières élections municipales dans son réfectoire, seul endroit de la ville assez spacieux pour regrouper les soixante treize citoyens actifs qui, le 31 janvier 1790, y éliront le premier maire d’Audierne, l’octogénaire Dumanoir. Mais bientôt les bâtiments sont mis « à la disposition de la Nation » par décret, et ces lieux de prière et de quiétude vont devenir prison pour les prêtres insermentés âgés. Dès le départ de ceux-ci, c’est la soldatesque qui investit l’enclos, et les centaines de canonniers qui s’y succèdent en accélèrent la dégradation. Le 7 juin 1795, le couvent est vendu au titre des biens nationaux au citoyen Lécluse aîné, tombant ainsi définitivement dans le domaine privé.
Chaque pierre de ces murs qui hélas tombent en ruine, est due aux aumônes, dons ou corvées de générations de Capistes qui se virent déposséder par la Révolution de « leur » couvent. S’il est dans le Cap-Sizun un lieu où souffle l’esprit, c’est sans nul doute ici, dans le silence de ce magnifique enclos préservé jusqu’à ce jour des appétits mercantiles, sur les ruines mélancoliques de sa chapelle et de son cloître déserté. Témoin unique de temps révolus, ce fleuron patrimonial du Cap-Sizun est aujourd’hui le seul rescapé des sept établissements de Capucins fondés dans le Finistère. Il fut, pendant quelque cent trente années, le paratonnerre spirituel de notre petite communauté, à l’unisson des misères et des espoirs de nos aïeux. Il reste pour toujours sa propriété morale, inséparable de l’histoire notre ville.
Pour en savoir plus :
D’après « Le couvent des Capucins d’Audierne. 1657-1795. Fondation, vie et disparition d’une institution capiste »
Paul CORNEC. 2000. Editions du Cap-Sizun. 9, rue Danton Audierne. ISBN 2-9516122-0-6.